Auteur :Des Français dans la Guerre de Sécession : l’exemple de la French brigade de la Nouvelle-Orléans (24 avril/2 mai 1862)jeudi 15 octobre 2009, par Philippe de Ladebat
Dimanche 19 juin 1864 midi : deux navires américains sont en train de se canonner à 4 miles au large de Cherbourg. Nuages de fumées blanches et noires, claquements des canons, voiles en flammes : plusieurs centaines de badauds, spectateurs, journalistes attroupés sur la côte assistent ébahis au spectacle. On est même venu de Paris pour assister au duel naval annoncé. Quelques-uns ont même loué des petites barques de pêcheurs pour voir l’affrontement de plus près ; plus près encore on distingue un yacht anglais et le bateau pilote qui suivent le combat.
À 12h50 l’un des navires coule par l’arrière : c’est la corvette CSS Alabama de la marine Confédérée (Sudiste) vaincue par la frégate USS Kearsarge de la marine de l’Union (Nordiste). Sur la falaise un homme regarde le naufrage ignorant qu’il a un de ses fils sur chacun des navires. Outre de nombreux peintres Américains et Anglais, Édouard Manet et Louis Le Breton (voir ci-dessous) vont immortaliser quelque temps plus tard en France la victoire du Kearsarge en représentant l’Alabama en train de sombrer.
L’intérêt des Français pour cette lointaine guerre civile américaine se borna-t-il à cette position d’observateurs curieux ? Avaient-ils choisi leur camp ? Fallut-il que cette guerre s’étale ainsi sous leurs yeux pour que les Français s’intéressent enfin à l’« Américain Civil War » qu’ils baptisèrent « Guerre de Sécession » ?
La participation des Français à la guerre de sécession n’a pas eu, beaucoup s’en faut, la notoriété de leur participation à la guerre d’indépendance américaine symbolisée par notre La Fayette national. Si cette dernière fut une affaire d’État avec un engagement volontaire, officiel bien que tardif de Louis XVI, concrétisé par une aide en hommes (Plus de 10 000 hommes) et en moyens importants, la guerre civile américaine ne reçut au contraire aucune aide, engagement ou participation officiels de la France et l’opinion française ne la considéra guère que comme un lointain ouragan qui ne la concernait pas.
Si notre pays, et la Grande-Bretagne, ne cachèrent pas toujours leurs sympathies pour les confédérés, ils ne prirent jamais de position officielle en faveur de l’un ou l’autre camp. Dès lors, sur le terrain même des opérations, c’est sans l’appui de leur pays, et souvent individuellement, que des citoyens français résidents ou non se sont engagés, de gré ou de force, dans les combats.
Une histoire de la participation des Français à la guerre de sécession américaine reste à écrire. Pour notre part après un rappel du contexte politique et diplomatique, nous limitons ici notre ambition à présenter l’exemple de résidents français de la Nouvelle-Orléans, volontaires de la « French Brigade », lors du siège et de la prise de cette ville par les Nordistes. Comme eux plusieurs milliers d’autres citoyens français ont choisi de défendre ainsi leur patrie d’adoption malgré l’imbroglio politico-diplomatique du moment. À cette occasion on pourra trouver ici quelques pistes d’investigations généalogiques pour les lecteurs qui désireraient rechercher si leurs ancêtres ont participé d’une manière ou d’un autre à la guerre de sécession. On conseille aussi dans cette intention la consultation sur internet des numéros de l’époque du journal local en français « L’Abeille de la Nouvelle-Orléans »
Le contexte politique
On rappelle qu’à la suite de l’élection présidentielle du candidat républicain Abraham Lincoln en novembre 1860, onze états du sud firent sécession et formèrent une confédération en élisant leur propre président, Jefferson Davis. La Confédération sudiste ouvrit bientôt les hostilités en envoyant les troupes du général Beauregard bombarder le fort Sumter, le 12 avril 1861. Ce n’est qu’un an plus tard que les Nordistes parvinrent à la Nouvelle-Orléans.
Dès le 28 septembre 1861, Napoléon III faisait paraître un décret stipulant que tout officier qui s’enrôlerait dans un camp ou dans un autre des troupes américaines serait radié définitivement des cadres de l’armée. Plus généralement l’article 21 du Code Napoléon stipulait déjà que tout Français qui, sans autorisation de l’Empereur, prendrait du service chez l’étranger ou s’affilierait à une corporation militaire étrangère perdrait sa « qualité de français ». Ainsi, Édouard Thouvenel, ministre français des affaires étrangères, recommanda-t’il aux ressortissants français, via ses ambassades ou consulats en Amérique, de « ne prendre aucune part aux événements qui se préparent ou s’accomplissent dans le sud de l’Union ».
En novembre 1861, la Confédération avait dépêché deux délégués en Europe pour solliciter une aide officielle de la France et de l’Angleterre, mais le paquebot sur lequel ils étaient embarqués fut arraisonné par un navire de l’Union et les deux délégués furent emmenés prisonniers. Une autre tentative de pression par un embargo sur les envois de coton en Europe n’eut pas non plus d’effet, pas plus qu’une promesse de l’Union d’aider si besoin la France dans son aventure guerrière mexicaine.
En fait les sympathies de l’Empereur allaient plutôt à la Confédération, sans doute pour des motifs très divers : stratégies politiques intérieures et extérieures, proximités sociologiques et culturelles, enjeux économiques, etc. Ainsi voyait-il d’un bon œil une Amérique en guerre civile peu encline à se préoccuper de ses projets d’intervention au Mexique ou de ses problèmes avec la Prusse. De même l’attitude française à l’égard de cette guerre lointaine fut aussi dictée par la politique intérieure : tandis que l’Empereur et ses partisans penchaient pour les Confédérés par leurs affinités culturelles et politiques, l’opposition libérale à l’Empire, muselée en France, trouvait son expression de l’autre côté de l’Atlantique dans une attitude favorable au Nord : l’enthousiasme des bourgeois républicains comme du parti orléaniste pour l’abolitionnisme, était une manière d’exprimer leur opposition aux intérêts économiques et politiques de Napoléon III. Au plan économique enfin le blocus naval des ports du sud par l’U.S. Navy et l’embargo à destination de l’Europe provoquaient, notamment, une crise logistique sur les envois de coton : la « famine du coton » entraînait l’effondrement des manufactures cotonnières en France, comme en Angleterre et en Belgique, avec des milliers de chômeurs.
Les opposants à la politique de Napoléon III offrirent rapidement leurs services aux Nordistes, tandis que beaucoup de résidents français dans les états du sud se trouvèrent bon gré mal gré enrôlés dans les armées sudistes. On va donc trouver des Français dans les deux camps, du général au simple soldat, dans les armées régulières comme dans les milices urbaines.
À défaut de position officielle de leur pays et compte tenu du devoir de neutralité qu’imposait le gouvernement français, les engagements de nos compatriotes d’Amérique dans la guerre résultèrent donc de démarches individuelles ou d’obligations imposées par les autorités locales. On verra combien cette situation confuse entraîna de tergiversations pour les milliers de résidents français de la Nouvelle-Orléans qui s’illustrèrent pourtant au moment de la chute de la ville.
La Nouvelle Orléans dans la guerre de sécession
En 1860 la Nouvelle-Orléans était la sixième ville par importance des États-Unis. Avec 169 000 habitants, elle était la seule ville du Sud de plus de 100 000 habitants et son plus grand centre commercial pour les exportations de coton, de tabac et de sucre. Plus de la moitié du coton produit aux États-Unis transitait par son port.
En février 1860, un planteur citoyen français de la Nouvelle-Orléans, Charles Laffon de Ladebat [1] raconte : « C’est un spectacle unique que cette ville industrieuse dont on embrasse toute l’activité d’un seul regard. Sur près de 10 km le long du fleuve on voit s’activer en permanence une foule de gens absorbés par leurs besognes. Amarrés aux quais les bateaux à coton avec leurs cales profondes qui débordent sur les ponts ; à côté d’eux les vapeurs, bord à bord, par dizaines, qui crachent leurs bouffées de fumées et annoncent leurs départs à coup de cloches ou de sifflets ; se faufilant entre les gros bateaux une flottille de barges, de barques de marchands, de radeaux en bois ; derrière, au milieu du fleuve, la forêt de mâts des bateaux au mouillage, dense comme une forêt tropicale. Sur la levée, à perte de vue, des montagnes de balles de coton, des hectares couverts de barriques de sucre, et les groupes de nègres qui s’activent partout en chantant leurs refrains en chœur. Et puis courants dans tous les sens, des employés de commerce, des marchands, des marins et, assises sur des ballots, des femmes nègres avec leurs bandanas de couleur qui vendent café, gâteaux et fruits. »
Le 26 janvier 1861, la Louisiane vote la sécession et ratifie la Constitution de la Confédération lors de la Convention de Montgomery. Elle rejoint ainsi les six premiers états sécessionnistes auxquels se joindront bientôt quatre autres états du sud, formant tous ensemble les États Confédérés d’Amérique.
Au Nord, protectionniste, tourné vers le marché intérieur, plus industrialisé et animé par l’égalitarisme et des principes antiesclavagistes, s’opposait dès lors le Sud, libre-échangiste, orienté vers l’Europe pour ses exportations de produits agricoles et recourant largement à une main-d’œuvre esclave.
L’importance commerciale et politique de la Nouvelle Orléans, ses ressources susceptibles d’approvisionner les armées du Nord aussi bien que sa situation stratégique en fit donc l’une des premières cibles stratégiques des attaques l’Union. Dès les premières semaines du conflit l’Union voulut étouffer économiquement la Confédération par un blocus naval de tous les ports du sud ; ensuite il s’agissait de s’emparer de ces ports pour prendre les Sudistes à revers dans la perspective d’une jonction avec les troupes terrestres de Grant qui descendaient du nord : la Nouvelle-Orléans constituait donc l’objectif majeur de ce plan.
L’effet du blocus se fit rapidement sentir ; Charles Laffon de Ladebat, qui s’émerveillait un an plus tôt de la vie trépidante qui régnait sur des quais de la ville et la levée le long du Mississippi, note : « Depuis le blocus, les bateaux à coton ont disparu ; les vapeurs sont cachés dans les bayous ou ont remonté le fleuve pour ne plus revenir. Disparues aussi les montagnes de coton et les barriques de sucre. On entend plus les chants des nègres et les mauvaises herbes poussent sur la levée abandonnée. Le commerce de la ville est mort. On a tenté d’équiper des corsaires pour forcer le blocus, mais seul un bateau sur trois y parvient parfois et le profit qu’il rapporte ne parvient pas à couvrir la perte des deux autres. Plus de 1 500 familles n’ont plus les moyens de se nourrir et on a du leur ouvrir un « marché gratuit ».
Dès le début des hostilités, la Nouvelle-Orléans fut la principale pourvoyeuse de troupes, d’armement et de ressources pour les armées confédérées. À côté des compagnies d’Américains blancs, la communauté des Noirs libres constitua un régiment dénommé « Louisiana Native Guards » ; de même les résidents étrangers formèrent des brigades particulières. Ce fut le cas des résidents français dont il va être spécialement question dans cet article.
C’est le général Mansfield Lovell qui commandait les troupes terrestres confédérées de la Nouvelle-Orléans, fortes de seulement 500 hommes et défendant la ville et les forts Jackson et Saint Philip bâtis de part et d’autre du Mississippi, à 110 km en aval de la ville. On rappelle en effet que la ville de la Nouvelle-Orléans est bâtie sur un « flottant » de terrains marécageux entre le lac Ponchartrain au nord et le Mississipi au sud. Le fleuve est large et bien navigable et donne accès au golfe du Mexique situé à environ 180 kilomètres. Une dizaine de vaisseaux en arme commandés par l’amiral Holling, protégeaient en outre la ville devant la levée le long du fleuve. De fait, les seules réelles défenses de la ville étaient constituées par les deux forts avec leurs batteries de canons et par les chaînes qui barraient le fleuve à leur niveau [2].
Dans le camp de l’Union, c’est le capitaine David G. Farragut [3] » qui fut désigné en janvier 1862 par le gouvernement pour commander la flotte du West Gulf constituées par dix-neuf navires armés de canons et par une flottille de bateaux portant des mortiers sous le commandement de David Dixon Porter. Quatre gros vaisseaux non armés transportaient en outre les 12 000 hommes du général Benjamin Franklin Butler devant être débarquées sur Ship Island (Fort Massachusetts), une petite île à une centaine de km à l’est de la Nouvelle-Orléans.
À la mi avril le plan se déroulait comme prévu avec Farragut et sa flotte qui cinglaient dans le golf du Mexique vers les bouches du Mississipi, Grant qui descendait vers le sud le long du même fleuve et Butler qui stationnait sur Ship Island en attendant l’attaque finale.
Les milices européennes et la French Brigade
La population française de la ville, constituée en grande partie de colons réfugiés de Saint-Domingue à la suite de la révolte des Noirs d’août 1791, s’était accrue pendant la Restauration. Malgré ses promesses de clémence, Louis XVIII avait laissé faire ou suscité une certaine épuration en France contre ceux qui avaient servi « l’usurpateur ». Condamnés à mort en fuite, proscrits, adversaires politiques et rétifs au régime des Bourbons, des milliers de Français avaient ainsi pris la route de l’exil, notamment vers l’Amérique et la Nouvelle-Orléans où ils furent bien accueillis par les réfugiés de Saint-Domingue qui parlaient français et chez qui subsistait souvent le culte de Napoléon. Au moment de l’attaque de la ville la colonie française comptait plus de 15 000 personnes.
Dès le début de la mobilisation à la Nouvelle-Orléans on trouve de nombreux Français parmi les volontaires qui affluent dans les bureaux de recrutement. Outre toute considération plus désintéressée, il est clair que le blocus des ports du sud et notamment de la Nouvelle-Orléans par les flottes yankees suscitait une crise économique qui ruinait les planteurs ne pouvant plus expédier leurs marchandises, notamment leur coton, vers l’Europe. En outre la révolte de Saint-Domingue en 1791 qui vit un demi million d’esclaves révoltés massacrer 2 000 blancs en deux semaines, avait laissé par les récits de ceux qui l’avaient fuie en se réfugiant à la Nouvelle-Orléans des traces dans les esprits louisianais et renforcé la volonté des propriétaires de plantations de se défendre contre toute éventualité de soulèvement provoquée par l’arrivée des Yankees.
Devant l’enthousiasme croissant de ses compatriotes pour les fédérés, le comte Eugène Méjean, consul de France à la Nouvelle-Orléans va devoir leur rappeler leur devoir de neutralité. À l’inverse le gouverneur de l’État, Thomas Moore, entendait mobiliser les résidents français. Pour concilier obligations de neutralité et devoirs à l’égard de la Louisiane, il fut convenu que les citoyens français ne seraient pas astreints à la lutte armée et n’effectueraient qu’un service de maintien de l’ordre pour veiller à la sécurité des personnes et des propriétés.
C’est ainsi que se constituèrent plusieurs milices qui affichaient clairement leurs sympathies pour les confédérés ; on a estimé à plus de 3 000 hommes le nombre total de résidents citoyens français qui servirent dans les milices de la ville. Il s’agissait principalement des quatre groupes suivants :
la « Légion française », forte de 1200 hommes, composée de six compagnies et placée sous les ordres du colonel Albin Rochereau,
les « Volontaires français » d’environ 800 hommes, sous les ordres du colonel Ferrier
les « Volontaires indépendants » du colonel Brogniet,
la « Garde d’Orléans » du colonel Charles Janvier.
Tous ces hommes, équipées aux frais des notables et des engagés eux-mêmes, furent surnommés « les jambes rouges » car ils portaient un uniforme directement inspiré de la tenue du fantassin français de l’époque : képi bleu, veste bleu horizon et pantalon garance.
On trouve souvent dans les recensements des différentes milices, les noms de plusieurs membres de la même famille. Un exemple parmi d’autres : les Laffon de Ladebat. Dans le Règlement de la Légion Française au moment de la constitution de cette milice on trouve le colonel Charles Laffon de Ladebat, 55 ans dans l’état major d’Albin Rochereau et son fils René, 23 ans comme lieutenant dans la troisième compagnie. Comme tous les autres membres de la Légion française ils ont prêté le serment pro-confédéré au moment de leur enrôlement ce qui ne laisse guère de doute sur leur conception particulière de la neutralité théoriquement imposée aux résidents citoyens français par leur Consul et les lois de leur pays.
Rapidement au sein de la « Légion française » vont se constituer des clans ; en particulier le capitaine Paul Juge qui dirige la compagnie des « Voltigeurs de La Fayette » s’oppose au colonel Laffon de Ladebat. Les dissensions portent notamment sur l’incorporation dans la Légion française de citoyens belges et suisses ou naturalisés, comme Juge, ce que refuse Laffon de Ladebat en raison des dispositions particulières accordées aux seuls citoyens français.
Son argumentation tenait au fait que les résidents citoyens français non naturalisés et eux seuls avaient obtenu du Gouverneur de la Louisiane par l’entremise de leur Consul, de ne pas violer la neutralité imposée par la France en ne participant pas directement aux combats et en se bornant à protéger la sécurité des personnes et de leurs biens dans la ville. Cette dispense s’appliquant exclusivement aux résidents citoyens français non naturalisés ceux-ci devaient obligatoirement constituer une brigade séparée à laquelle des naturalisés ou des citoyens d’autres pays ne pouvaient être intégrés.
En pleine confusion, l’affaire se termine par une scission : le capitaine Juge forme une unité séparée sous le nom de « Garde française » qui incorpore les bataillons belges et suisses et les étrangers naturalisés.
Quand on va annoncer que l’escadre fédérale de Farragut s’engage dans les bouches du Mississippi, le gouverneur Moore va demander aux miliciens européens de se rassembler dans une unique « European Brigade » dont il entend confier le commandement à Paul Juge. Aussitôt la « Légion française » rémanente refuse de se soumettre et se constitue en « French Brigade » exclusivement constituée de seuls français ; après avoir incorporé les « Volontaires indépendants », la French Brigade élit comme général Victor Maignan.
Bientôt la flotte de Farragut commence à remonter le Mississippi, tandis que les troupes de Butler débarquées sur la côte marchent vers le fleuve. Le 24 avril 1862 les forts Jackson et Saint-Philippe, pris entre les troupes terrestres de Butler et les tirs des navires de Farragut, sont débordés et se rendent ou se mutinent. Le 25, les dernières batteries fluviales sont détruites et tandis que la ville est menacée par les canons de la flotte de l’Union, les troupes Confédérés de Lovell battent en retraite et vont rejoindre au Nord les troupes de Beauregard. Farragut attend maintenant l’appui des troupes terrestres du général Butler pour porter l’attaque finale
[4]
Dans la ville assiégée c’est maintenant la panique : la « French Brigade » et les autres milices vont entrer en scène.
La French Brigade et les milices en action
Il faut maintenant imaginer toute une ville soudainement abandonnée à l’ennemi alors qu’elle se croyait imprenable avec ses forts bien armés, désormais passés à l’ennemi et ses troupes entraînées, désormais en déroute. Menacés d’un bombardement par le fleuve et d’un assaut des cavaliers et des fantassins de Butler par la terre, les habitants se terrent dans leurs maisons. Alors que les vapeurs fédéraux remontent le fleuve arrivent devant la ville à la lueur des navires incendiés entrain de couler, la levée est envahie par une foule en désordre. Des centaines de femmes en haillons et d’enfants sans chaussures ayant appris que les produits entassés sur la levée étaient abandonnés à qui voulaient les prendre, courent avec de grands paniers pour faire provision de sucre, de bœuf, de porc et de poisson séchés. Déjà à côté d’eux des bandes d’émeutiers et de pillards emportent ou incendient des balles de coton, des boucaux de sucre et des barils de mélasse puis enfoncent les portes des dépôts de sucre et de tabac. Bientôt ce sont des brigands, armés de barres de fer, de couteaux de chasse et de revolvers ou de fusils, qui parcourent les rues brisant les vitrines, forçant les portes des maisons particulières, terrorisant leurs occupants et en ressortant chargés de butin. Des bâtiments publics sont incendiés. Le bruit court que des Noirs ont agressé et dépouillé de riches notables. Des familles de résidents étrangers se réfugient dans les locaux des consulats.
Dans sa ville désormais sans défense militaire, le maire John T. Monroe refuse pourtant de livrer sa ville aux fédérés : des officiers fédéraux venus négocier la reddition manquent d’être lynchés par la foule. Dans la confusion la plus totale, il n’a plus désormais d’autres ressources que de faire appel aux milices étrangères : il demande en urgence aux officiers français Maignan et Juge de mobiliser tous les hommes de la milice pour empêcher le saccage, l’incendie et la destruction de la ville.
Le vendredi 25 avril les miliciens entrent en action : en rangs serrés, baïonnettes au canon, menaçant d’ouvrir le feu sur les émeutiers, ils les chassent de la levée et des quais, puis peu à peu, des principales rues avoisinantes. Par endroits on les voit sur plusieurs rangs protéger des familles des jets de projectiles ; ailleurs ils tentent de maîtriser un incendie ; partout ils s’efforcent de rétablir l’ordre. Charles Laffon de Ladebat observe que ses hommes de la « French Brigade » ont formé des cordons, échelonnés le long de la levée et des rues de Chartres, Toulouse, St Louis, Conti, Bienville et Camel. Ils parviennent ainsi à arrêter au passage tous ceux qui remontaient du fleuve avec leurs butins. Le soir les trottoirs de ces rues sont jonchés du sucre et du maïs abandonnés de force, et le sirop ruisselle sous les pieds des curieux qui regardent couler, à travers une fumée noire, les navires enflammés de leur flotte. Le ratissage de la ville se poursuivra jusqu’au petit matin. Mais l’accalmie sera de courte durée.
Au lever du jour, le 26 avril, les navires de Farragut mouillent, menaçants, devant la ville. Au prétexte de ne rien laisser sur place qui puisse servir aux fédérés, les émeutiers recommencent leurs pillages avec des chariots pour emporter leurs butins et mettent le feu à ce qu’ils ne peuvent prendre. Les brigades reprennent leurs patrouilles dans la ville. Capturant et retenant prisonniers les émeutiers armés, montant la garde devant les entrepôts et les magasins, ils font des barrages devant les édifices publics. Le quadrillage du sud de la ville et sa reprise en mains se poursuivra les jours suivants.
La ville aura été sauvée de la destruction et tous ses habitants protégés des exactions des émeutiers. Le maire et le conseil municipal félicitent publiquement les milices, et la presse telle « L’Abeille de la Nouvelle-Orléans » fait leur louange.
Le 30 avril les troupes de Butler entrent dans la ville et en prennent possession. Le 1er mai et les jours suivants le général yankee va demander avec insistance que les brigades européennes demeurent en activité et continuent à maintenir l’ordre mais sous l’autorité fédérale. Au nom de la neutralité de leur pays – décidément interprétée en fonction des circonstances - les généraux Juge et Maignan refuseront catégoriquement et donneront l’ordre de démobilisation des milices européennes et de la French Brigade. En représailles Butler exigera le désarmement total des brigades étrangères.
Ainsi se termine le rôle des français dans les brigades de la Nouvelle-Orléans ; partout on s’accordera pour dire que ces brigades ont certainement évité la destruction de la ville. Plusieurs journaux dithyrambiques, évoquant même la campagne de Russie de Napoléon Ier, iront jusqu’à écrire qu’elles ont évité à la ville d’être un nouveau Moscou…
Ensuite les premières semaines d’occupation de la ville par les Nordistes passent pour avoir été très difficiles à vivre sous la dictature de Butler, surnommé « la brute » (beaty). On trouve dans les correspondances entre le général nordiste et notre Consul ou les ex-officiers français des brigades, une série d’anecdotes qui illustrent les brimades et vexations du vainqueur et les susceptibilités des vaincus. Par exemple comme les soldats de Butler trouvent que les femmes de la ville ne sont guère aimables à leur égard, Butler décrète que les femmes qui afficheraient du dédain à l’égard d’officiers ou soldats de l’Union seraient désormais considérées et traitées comme des prostituées… Le reste à l’avenant. Cet Ordre N° 28 du 15 mai 1862 souleva un tel tollé aux États-Unis et en Europe que Butler, par ailleurs accusé de malversations, fut rappelé à New-York.