En bleu et en gris : les Français et les Allemands dans les armées de la guerre de Sécession (un texte de Farid Ameur)
En avril 1861, la guerre civile éclate aux États-Unis. Dans un pays en ébullition, où chaque camp s’attend à une guerre courte et glorieuse, la mobilisation bat son plein.
À l’instar des autres groupes ethniques, les immigrants français et allemands sont nombreux à répondre à l’appel sous les drapeaux. Cédant à la pression populaire, des milliers d’entre eux accourent dans les bureaux de recrutement pour s’inscrire sur les registres régimentaires et endosser l’uniforme bleu de l’Union ou gris de la Confédération. À l’heure où se nouent les destinées de la jeune république américaine, certains de leurs compatriotes, épris d’aventures ou séduits par une cause idéologique à défendre, n’hésitent pas à traverser l’Atlantique pour aller offrir leur épée à l’un des deux belligérants comme au temps de la guerre d’Indépendance. Quatre années durant, leur participation au plus grand affrontement jamais mené sur le sol du Nouveau Monde ouvre un chapitre inédit de l’histoire militaire des États-Unis, aujourd’hui complètement tombé dans l’oubli.
L'appel aux armes
En 1860, le recensement fédéral dénombre plus de quatre millions d’individus nés à l’étranger, soit 13 % de la population nationale. Après les Irlandais, les ressortissants des États allemands sont les plus représentés avec 1.276.075 âmes. Loin derrière, les Français occupent le cinquième rang avec un total de 109.870 expatriés. Malgré cet écart considérable, les deux groupes présentent des caractéristiques communes. D’immigration récente, ils forment une population relativement jeune, plutôt masculine et d’origine rurale, venue chercher aux États-Unis les moyens d’améliorer son niveau de vie. Dans leur immense majorité, ces immigrants se sont fixés dans les États du Nord, fer de lance de l’industrie et du progrès, délaissant le Sud, terre d’élection d’une société agrarienne fondée sur l’esclavage. Ils se sont établis pour la plupart dans les grandes villes de la Nouvelle-Angleterre, surtout à New York, Philadelphie et Boston, et dans le Midwest, où nombre de cultivateurs ont acquis des terres à bon marché. Au sein de la Confédération, en revanche, seuls la Louisiane et le Texas ont accueilli des foyers de peuplement étranger.
Géographiquement dispersés, idéologiquement divisés entre réfugiés des diverses révolutions et en quête de repères, Français et Allemands offrent l’image d’une population qui tente de se fondre dans la société américaine.
La guerre ne tarde pas à éveiller les instincts guerriers. L’enrôlement pour l’un ou pour l’autre camp répond à des motivations diverses. Les plus enthousiastes y voient l’occasion de démontrer l’attachement sincère qu’ils portent envers leur patrie d’adoption et de gagner à la pointe de leur épée une reconnaissance sociale. D’autres choisissent de défendre par les armes leurs convictions. Farouchement opposés à l’esclavage, les Allemands du Missouri s’engagent ainsi massivement dans les rangs de l’Union. Les Français de La Nouvelle-Orléans, de leur côté, se prennent de passion pour la cause du Sud. D’autres volontaires, jetés sur le pavé par le ralentissement des activités économiques, cherchent dans l’armée les moyens de se mettre temporairement à l’abri du besoin. Ceux-ci sont bientôt rejoints par une foule de jeunes gens, en quête d’aventures et de divertissements, engagés sans se faire la moindre idée des fatigues, des dangers et des privations de la vie militaire.
Les recrues n’oublient pas pour autant leur pays d’origine. Dans les deux camps, les immigrants souhaitent faire belle figure et se couvrir de gloire en rendant hommage à leurs traditions guerrières. Aussi l’idée est-elle retenue de former des régiments ethniques capables d’imposer une identité nationale. À New York, après une active campagne de recrutement, trois unités françaises sont fondées : les « Gardes La Fayette » (55e New York), les « Zouaves d’Epineuil » (53e régiment) et les « Enfants Perdus » (Independent Corps). En Louisiane, à la Nouvelle-Orléans, les Français forment une « Légion française » et une « Brigade française » pour assurer un service de garde civique. Les Allemands ne sont pas en reste. Ils sont environ 200.000 à servir dans les armées du Nord. On comprend ainsi le mot fameux du général Lee : "Sans les Allemands, nous battrions facilement les Yankees !"
Près de soixante régiments à prédominance allemande étoffent les rangs de l’Union, la plupart étant formés dans les États de New York, de l’Ohio, du Missouri, de Pennsylvanie et du Wisconsin. Des brigades, voire des divisions entières sont ainsi constituées. Le XIe corps de l’armée du Potomac est composé en grande partie de ressortissants des pays allemands. Inversement, dans le Sud, où l’apport étranger est beaucoup plus réduit, seul le 20e régiment d’infanterie de Louisiane en compte un nombre appréciable.
Sur les champs de bataille du Nouveau Monde
Plusieurs de ces immigrants gravissent les échelons de la hiérarchie militaire eu égard à leurs états de service. Originaire de Bretagne, l’aristocrate Régis de Trobriand, que rien ne prédisposait au métier des armes avant d’être élu colonel des « Gardes La Fayette », gagnera au feu ses étoiles de général et commandera une brigade à la bataille de Gettysburg. L’un de ses compatriotes, Alfred Napoléon Duffié, ancien officier de cavalerie de l’armée française, bénéficiera de la même promotion. Né en Alsace, Victor Girardey, qui a épousé avec ardeur la cause des Confédérés, atteindra lui aussi le grade de général de brigade avant d’être tué lors du siège de Petersburg en 1864. La liste des officiers allemands est plus longue. Dans les deux camps, près de soixante-dix d’entre eux sont placés à la tête d’un régiment avec le grade de colonel. Mieux encore, Carl Schurz, Franz Sigel et Peter Osterhaus, commandent des corps d’armée nordistes, tandis que Ludwig Blenker et le baron Adolf von Steinwehr exercent les fonctions de général de brigade. Pour le compte des États confédérés, John Wagener assume les mêmes responsabilités lors du siège de Charleston, en Caroline du Sud.
Fait peu connu, certains volontaires se hâtent de traverser l’Atlantique pour offrir leurs services aux belligérants. Comme au temps de la guerre d’Indépendance, l’ouverture des hostilités attire en effet les soldats de fortune et les chevaliers errants du Vieux Continent sur les rivages du Nouveau Monde. Désireux de marcher sur les pas du marquis de La Fayette et du baron von Steuben, de se couvrir de gloire, de faire le coup de feu ou simplement de tromper l’ennui, de jeunes aristocrates demandent à prendre rang dans les deux armées, où l’on a besoin d’officiers compétents et expérimentés pour encadrer les troupes.
Les plus célèbres sont les princes de la famille d’Orléans. Opposants au Second Empire et exilés en Angleterre, le comte de Paris et son frère le duc de Chartres, petit-fils de Louis-Philippe, servent pendant neuf mois dans l’état-major du général McClellan, commandant de l’armée du Potomac, avec le grade de capitaine. Ils y retrouvent Paul von Radowitz, rejeton d’une illustre famille prussienne et ancien officier de cavalerie qui s’illustrera durant la bataille d’Antietam en septembre 1862. Côté sudiste, le prince Camille de Polignac, fils de l’ancien ministre de Charles X, rejoint le camp rebelle et se hisse peu à peu au rang de général. À Richmond, capitale de la Confédération, il croise la route de Heros von Borcke, un noble de Poméranie qui a quitté l’état-major prussien pour servir dans les troupes sécessionnistes, au sein desquelles il gagne l’estime du général Lee.
Les soldats français et allemands payent cher leur participation au conflit. Lors de la bataille de Chancellorsville, en mai 1863, les unités allemandes du XIe corps de l’armée du Potomac sont surprises et décimées par les Sudistes. Pendant le combat de Fair Oaks, en juin 1862, le régiment français des « Gardes La Fayette » perd le quart de ses forces en défendant une batterie d’artillerie. Dans le Missouri, les francs-tireurs rebelles s’acharnent contre les Allemands, auxquels ils vouent une haine tenace. Dans six comtés du Texas, où les autorités confédérées ont décrété la loi martiale, les « insoumis » allemands sont traqués sans relâche par des détachements de cavalerie, obligeant des centaines d’immigrants à fuir en direction du Mexique. Deux contributions essentielles sont néanmoins à relever. En leur qualité de garde urbaine, les milices françaises de La Nouvelle-Orléans empêchent la destruction de la ville au moment de sa prise par les forces fédérales en avril 1862. Enfin, la rapide mobilisation de la communauté allemande dans le Missouri et le Kentucky permet à ces deux États frontaliers de rester dans le giron de l’Union au début du conflit.
Pour ces immigrants, l’expérience macabre de la guerre de Sécession ouvre la voie à l’américanisation. Le passage dans les armées a noué des liens nouveaux, ouvert des barrières et gommé certains préjugés. Les étrangers qui ont servi dans les troupes unionistes acquièrent de plein droit la citoyenneté et touchent désormais une pension du gouvernement fédéral. Et dans le Sud, le mythe de la « cause perdue » donne aux anciens combattants une aura qui durera plusieurs générations. En un mot, qu’ils aient été dans le camp des vainqueurs ou dans celui des vaincus, en bleu ou en gris, ils ont gagné une place nouvelle dans le grand corps national américain.
Farid Ameur
_________________