Près de cent ans après sa mort, Calamity Jane continue d'alimenter les récits et les légendes du Far West, elle dont la vie chaotique oscille entre mythe et réalité. Tentant de démêler le vrai du faux, Gregory Monro signe aux éditions Hoëbeke une biographie illustrée, Calamity Jane - Mémoires de l'Ouest, retraçant l'existence d'une femme qui voulait avant tout vivre sa vie comme elle l'entendait. En écho, le Musée de la Poste, à Paris, accueille une exposition sur ce personnage marginal et fait (re)vivre la conquête de l'Ouest aux côtés des pionniers du Nouveau Monde.
Deadwood, au saloon. Une partie de poker est en cours. Lambris aux nuances de rouge, rideaux en velours épais, musique country : c'est le moment de profiter d'un instant de repos en se désaltérant avec de l'eau de feu. Car derrière les portes battantes du bar s'étend un monde sauvage et rude qui reste à conquérir. En 1803, Thomas Jefferson achète à la France une terre qui occupe alors le centre des États-Unis : la Louisiane. C'est le début de l'exploration du grand Ouest américain, et d'une série de bouleversements : les conflits avec les Indiens, la guerre contre le Mexique, le froid de l'hiver, la mortalité infantile et la difficulté à maintenir l'ordre dans des villes, qui n'attirent pas que de sympathiques paysans en quête de terres. Au centre de la première salle de l'exposition au Musée de la Poste, un chariot évoque les obstacles qu'il faut déjà franchir pour atteindre les vertes prairies du Wyoming ou les mines d'or de Sutter's Mill. Des bâches, des ustensiles de cuisine, des cordes, des brides s'accrochent au caisson en bois qui surmonte de grandes roues bleues destinées à franchir les difficultés du relief, mais qui paraissent bien fragiles comparées à l'immensité du territoire. Sur les murs, de nombreux clichés en noir et blanc de migrants, de villes minières ou d'Indiens. Les crânes d'animaux morts, les coiffes indiennes, les peaux de castor, les impressionnants éperons à roulettes qu’encadrent étoile de marshal, colt et Winchester achèvent de peindre le tableau d'un monde d'hommes en lutte contre d'autres hommes et contre la nature.
Martha Canary naît en 1856 dans le Missouri. Elle commence très tôt à côtoyer le monde violent de ceux qui conquièrent l'Ouest : ses parents migrent en 1864 dans le Montana, puis en 1866 dans le Wyoming. Orpheline à 15 ans, elle se retrouve plus ou moins livrée à elle-même. S'en suit une série d'aventures, dans laquelle Gregory Monro essaie de séparer le bon grain de l'ivraie. Ce que l'on sait : au cours de sa vie, la jeune femme, bonne cavalière et douée au tir, essaie à deux reprise de s'enrôler dans l'armée en se déguisant en homme, est probablement éclaireur pour des missions ponctuelles de l'armée, se produit dans des cabarets, fait la cuisine, la lessive, tient des saloons, convoie des chars à boeufs, élève du bétail, débite des troncs afin de fournir le bois nécessaire à la construction du chemin de fer. Entretemps, elle a plusieurs compagnons et au moins deux enfants, un garçon mort en bas âge et une fille qu'elle confie à un orphelinat, et croise la route de Wild Bill Hickok et de Buffalo Bill.
Tout ceci noyé dans des fictions que l'aventurière a en partie construites elle-même. En 1896, elle publie son autobiographie dans laquelle elle raconte ses péripéties dans le Pony Express, sa vie de chercheuse d'or et s'attribue de nombreuses années au service de l'armée pendant lesquelles elle aurait accompli les plus grands exploits, dont celui qui lui aurait valu son surnom. Martha relate ainsi qu'elle aurait rattrapé dans sa chute - au dernier moment, bien sûr - un capitaine touché sur son cheval lors d'une fusillade et l'aurait hissé sur sa monture, lui sauvant ainsi la vie. Remis de sa blessure, le capitaine l'aurait surnommée Calamity Jane. L'homme a démenti cette rumeur et, il semblerait plutôt, selon Gregory Monro, qu'un journaliste l'ait baptisée ainsi en raison des ennuis qu'elle s'attirait où qu'elle aille. Car Calamity Jane est avant tout une femme qui refuse de se cantonner aux cadres imposés à la gent féminine. Même si elle tente plusieurs fois de construire un foyer, elle se sent libre de s'habiller en homme, de boire, de fumer et de jurer. Elle vit comme il lui plaît de le faire et se montre, dans ce qu'elle entreprend, suffisamment convaincante pour gagner le respect des hommes. "C'est cet acharnement à être libre qui l'a rendue célèbre. (…) Elle est devenue célèbre pour avoir été la première femme libre de ce pays. Les seuls autres individus libres de ce pays furent les Indiens", peut-on entendre pendant l'exposition. La comparaison avec les Indiens n'est pas anodine. Ils luttent dans un monde qui n'est plus fait pour eux ; Calamity Jane évolue dans un monde qui n'est pas encore fait pour elle.
Mais son comportement est loin de ne susciter que des critiques. De fait, Calamity Jane connaît la notoriété de son vivant, et ce dès ses 19 ans, ses tentatives avortées pour rentrer dans l'armée et ses agissements lui valant les honneurs de la presse. C'est le début d'une célébrité qui va grandissante : les journalistes et les romanciers s'emparent des aventures de l'héroïne de l'Ouest. Des dime novels (petits romans à dix cents très populaires) sont publiés et nourrissent l’engouement dans tout le pays. Cabotine, Calamity Jane se prête volontiers au jeu de l'invention et aime à raconter des histoires à qui lui offre un verre. "Elle s'est bien chargée en son temps de faire sa propre publicité et d'entretenir tout ce qui entourait déjà son personnage", remarque le commissaire de l'exposition au Musée de la Poste, Christian Montet. Elle devient ainsi rapidement une figure nationale et inscrit son nom dans la légende de l'Ouest. En 1895, elle effectue une entrée triomphale dans la ville de Deadwood qu'elle avait pourtant quittée quinze ans auparavant : "La population afflue, les journalistes se bousculent, poursuit Gregory Monro. Tout le monde veut voir la légende vivante de la ruée vers l'or, la vétérante de l'année 76, qui marque le début de la gloire de la ville. Calamity incarne en effet l'époque des pionniers, des vrais de vrais, ceux qui ont formé la légende." Sa célébrité l'accompagnera jusqu'à sa mort en 1903. Christian Montet rappelle que "ses obsèques déplaceront les foules" au cimetière de Mont Moriah, à côté de Deadwood.
Gregory Monro, qui a prêté nombre d'objets au Musée de la Poste pour l'exposition et prépare actuellement un documentaire et un long métrage de fiction centrés sur Calamity Jane, la définit comme une "femme plurielle". Mais l'empathie du cinéaste ne se fonde pas sur une lecture aveuglément enthousiaste de la vie de Martha Canary : il évoque sans ambages ses problèmes avec l'alcool qui ont entraîné de nombreux démêlés avec les forces de l'ordre, son errance dans le grand Ouest qui l'a conduite à se séparer de sa fille et sa générosité de coeur jointe à son goût immodéré pour la boisson qui lui ont valu la fin pauvre et misérable de ceux qui n'ont pas un sou en poche. "Elle a eu une vie terrible, qui n'a pas été très heureuse et elle ne cherchait pas du tout ce qu'elle est devenue, reconnaît l'auteur. Le rôle de Calamity Jane n’a pas réellement été créé par elle mais lui a été attribué par les autres, et elle a souvent mal vécu le fait d’être une notoriété." Les manières de l'Est, les espaces confinés des trains et la nécessité de tenir un rôle ne sont visiblement pas pour lui plaire et, à la différence de William Frederick Cody, dit Buffalo Bill, et de son célèbre Wild West Show, Calamity Jane ne réussira (ne voudra ?) jamais se reconvertir dans des spectacles qui reproduisent la grande épopée de l'Ouest.
"Je suis un peu menteuse", confie-t-elle à un Lucky Luke qui s'étonne d'une vie aussi remplie dans les premières pages de la célèbre bande dessinée. A elle seule, cette phrase résume bien le caractère d’un personnage qui aime fanfaronner mais qui ne se prend cependant pas au jeu de sa réputation. Ses amis la décrivent comme généreuse et sincère. Lors d'une épidémie de variole à Deadwood, à la fin des années 1870, Calamity Jane se dévoue seule pour soigner des victimes de cette maladie contagieuse au risque de sa propre vie. Et la légende de Calamity Jane ne disparaît pas avec son corps dans le cimetière Mont Moriah. "Je crois que c'est cette personnalité vraiment différente pour l'époque qui a fait que c'est devenu un personnage de légende, et que cela continue parce que dans les années 1950, le cinéma s'est largement approprié le personnage de Calamity." Nombreux sont les longs métrages de l'âge d'or du cinéma hollywoodien mettant en scène l'héroïne : The Paleface (Visage pâle, 1948), Calamity Jane et Sam Bass (La fille des prairies, 1949) ou encore Calamity Jane (La blonde du Far-West, 1953). Une légende qui n'a cessé de nourrir l'imaginaire collectif, et s'est épaissie encore après sa mort, notamment avec la publication des mystérieuses Lettres à sa fille, ce qui explique que le musée de la Poste accueille l'exposition.
En 1941, sur les ondes de la CBS, Jean McCormick affirme en effet être la fille cachée de Martha Canary et de Wild Bill Hickok, déclarant avoir en sa possession un manuscrit d'une trentaine de lettres que sa mère lui aurait écrites sans jamais lui envoyer. L'authenticité de ces courriers est aujourd'hui quasi unanimement infirmée. Mais on ne sait toujours pas qui les a écrites, ni pourquoi. Jean McCormick était-elle vraiment la fille de Martha Canary ? Si oui, qui était son père ? Gregory Monro doute en effet de l'existence d'une relation entre Calamity Janes et Wild Bill. Et Jean McCormick n'est pas la première femme à revendiquer un lien de parenté avec l'héroïne au grand coeur de l'Ouest américain. Ces écrits présentent une femme peinée par la défiance des autres femmes, et une mère qui regrette d'avoir abandonné sa fille. Christian Montet remarque, que, dans ces lettres, "elle se montre très affective, très touchante, aimante vis-à-vis de sa fille ; elle dit tout ce qu’elle n’aurait pas pu dire de son vivant, et cela lui donne une dimension beaucoup plus féminine, un côté maternelle que sa vie ne révélait pas au quotidien." L'image de cowgirl à la poigne de fer s'efface derrière celle d'une femme sensible. "J'ai entendu dire l’autre jour que les enfants naissent en aimant leurs parents, écrit-elle. Plus tard, ils les jugent, parfois ils leur pardonnent. Pardonne les tiens, Janey." Authentiques ou non, les Lettres à sa fille, qui ont connu en France un large succès lors de leur réédition en 2007, participent aujourd'hui tout autant du mythe d'une femme dont la vie chaotique cultive les paradoxes.